top of page
Photo du rédacteurlouizargentik

Le "Convoi de la Liberté" a-t-il sa place en France ?

Depuis fin janvier, la capitale canadienne est « assiégée » par une centaine de camionneurs venus manifester contre les restrictions sanitaires. Le mouvement semble prendre de l’ampleur en Europe, alors qu’un convoi prévoit de se rassembler à Paris le weekend prochain. Analyse d’un mouvement en mutation, accompagnée de photographies argentiques. Article écrit le 9 février 2022.


Photo prise au coeur de la manifestation "Truckers", Centre ville d'Ottawa, 4 février 2022.

What the « truck » is going on?


Grâce à une impressionnante levée de fonds (les 7 millions de dollars canadiens ont cependant été bloqués pour « vérifications » par la plateforme GoFundMe), des centaines de routiers canadiens partis de Colombie-Britannique sont venus à la capitale exprimer leur désaccord suite à une nouvelle obligation vaccinale, celle d’être obligatoirement vacciné pour traverser la frontière des États-Unis. Jusqu’alors exemptés de présenter quelconque pass-sanitaire à la frontière nord-américaine, cette nouvelle réforme a sonné le glas d’un ras-le-bol sonore et sociétal, faisant aujourd’hui trembler un pays divisé par une politique sanitaire parmi les plus restrictives au Monde.


Alors que le maire d’Ottawa a déclaré dimanche dernier (6 février), l’état d’urgence de la ville, Justin Trudeau, escorté au Québec avec sa famille pour des « raisons de sécurité » a dénoncé le caractère illégal du Freedom Convoy (« convoi de la liberté »), qui, selon lui, inciterait à la haine, à la violence, et à la désobéissance civile.


Immersion au sein d’une ville divisée

Alors que la colère gronde, Trudeau, lui, a pris la fuite à Montréal. Centre Ville d'Ottawa, 4 février 2021.

Sur place du 4 au 7 février, j’ai pu constater une réalité bien différente que le discours alarmiste, quelque peu trompeur du Premier Ministre et gouvernement canadien, qui s’avouent eux-mêmes « dépassés par la situation ». Pour celles et ceux qui n’ont pas vécu la ferveur de Mai 68, se retrouver en immersion dans ce climat étranger de lutte sociétale donne l’impression d’être au centre d’un évènement historique de grande ampleur. Cependant, ici, pas de jetés de pavés, ni d’intervention violentes de policiers.


Dans ce « Gotham City de bisounours », les camionneurs, certes, bloquent les rues, et klaxonnent à longueur de journée (au grand dam de beaucoup d’ottaviens), de « 10am à 7pm » (de 10h à 19h). Mais, ils se réjouissent de voir leurs sympathisants danser au milieu des avenues, devant la colline du Parlement, au rythme des classiques disco des années 1970s, ère symbolique d’une liberté perdue.


Des stands de nourriture gratuits sont ouverts à tous de part et d’autre des convois de camions. Après un bref hochement de tête à un conducteur, on m’offre généreusement un « Blueberry muffin ». Les sourires irradient les visages des locaux, qui, brandissant des pancartes, sont fièrement enveloppés dans les couleurs du pays à la feuille d’érable. Je me souviens de cet homme d’une vingtaine d’années qui portait le drapeau canadien sur le dos, attaché à une crosse de hockey, ou de cette jeune femme tatouée qui criait « Freedom », en agitant sa pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Pas besoin de chier pour savoir que c’est la fin du rouleau ! ». L’humour est donc de mise pour se faire entendre.


"We will not acquiesce", Centre Ville d'Ottawa, 4 février 2021.

La ville reste divisée. Tandis que je demande à cette femme tatouée si je peux la prendre en photo, une femme plus âgée passe derrière moi en me reprochant de leur donner une plateforme d’expression. Quelques rues plus loin, quelques éclats de voix fusent devant une bouche de métro, fruits d’un débat animé entre un citoyen de la capitale et un sympathisant du mouvement « Truckers ».


Quant à elles, les forces de l’ordre, bien que mobilisées, frisent presque la complicité avec le convoi, observant en toute nonchalance depuis leurs véhicules, les passants happés, parfois malgré eux, dans les méandres d’une bonne humeur communicatrice. Mais où est donc la « violence » dont parle Justin Trudeau ? Pas sur le terrain, en tout cas. S’agit-il d’une stratégie de désinformation diplomatique de la part du premier ministre canadien ? Facile, en somme, d’être fascinée par ce déploiement pacifique et bienveillant, alors que, de l’autre côté de l’Atlantique, à Lille, le meeting d’Éric Zemmour provoque de violentes altercations entre manifestants et forces de l’ordre, rassemblés afin de « prévenir tout risque de débordement et d’affrontement », le samedi 5 février.


Une couverture tardive par la presse française

Centre ville d'Ottawa, 6 février 2022.

Il a fallu que ce mouvement s’exporte dans d’autres grandes villes du pays le 5 février (Québec, Calgary ou Toronto), pour qu’une belle ribambelle de médias français se saisissent de la question avec quelques semaines de retard (la Croix et le Courrier International en tête de course). À ce moment, des proches sur le territoire français n’avaient pas eu vent de ce mouvement qui prenait de l’ampleur, me disant « On n’en entend pas parler ici, tu es nos yeux ! ».


Or, ce n’est qu’après mon retour d'Ottawa, le dimanche 7 février, que les rumeurs d’un rassemblement dans la capitale française ou belge, (prévus pour les weekends du 11 et 13 février), se sont éparpillés sur les réseaux - ce qui a suffi à échauffer le reste de la scène médiatique. En ce mercredi 9 février 2022, les articles se multiplient sur les plateformes, les journalistes générationnels bien-aimés des millenials – « Hugo Décrypte » et « Gaspard U » alertent Instagram que ça « bouchonne au Canada ». À mon réveil ce matin, une vidéo qui filme le départ du « convoi de la liberté » à Nice (Le Parisien), accompagne mon café.


Cependant, l’exactitude de retranscription de ce mouvement par les médias s’opère avec une irréprochabilité que l’on peut remettre en question – omettant bien-souvent de préciser le pacifisme des manifestants canadiens et l’ambiance bon-enfant qui y règne, préférant par exemple, mettre l’accent sur un accident isolé – celui d’un manifestant qui avait brandit quelques jours plus tôt à Ottawa, un drapeau nazi (Le Monde), mais dont la plupart des camionneurs se désolidarisent avec ardeur. Il reste que le mouvement provoque un tollé international, inspirant quelques nations européennes à suivre la même route, dont la France.


Les conséquences d’une exportation du convoi sur le sol français

Certains médias français et étrangers voient en ce « convoi de la liberté » une résurrection du mouvement des « Gilets Jaunes » (Le Figaro). Même si le rapprochement est tentant, les revendications respectives éloignent les deux mouvements – alors que le premier réagissait en opposition à la taxe sur les carburants, le deuxième proclame l’annulation de l’obligation vaccinale pour les canadiens, ce qui remet en cause sa légitimité sur le sol français. De plus, si le mouvement canadien dans les rues d’Ottawa semblait aspirer à des revendications plus larges – celle de retrouver une liberté perdue et un ras-le-bol presque généralisé de la politique Trudeau, les Français s’emparant du mouvement semblent d’avantage radicaux dans leur opposition à la vaccination, employant une attitude plus menaçante et colérique. En ce mercredi 9 février, au départ du convoi à Nice, un homme de 68 ans affirme ainsi : « Le premier qui vient avec une aiguille, il va avoir des soucis ». Et le problème est bien là, au sein de cette rhétorique agressive et radicale, bien loin de celle adoptée par les manifestants canadiens.


"Freedom Over Fear", Centre ville d'Ottawa, 5 février 2021.



En effet, les français oublient peut-être que le Canada a connu une politique sanitaire beaucoup plus restrictive qu’en France. En Ontario, par exemple, le gouvernement a ordonné le confinement total de la province pendant près d’un an, du 26 décembre 2019 au 9 janvier 2021. Ainsi, la légitimité de la lassitude française vis-à-vis des restrictions sanitaires pourrait apparaître comme dérisoire à côté de celle des Canadiens, en ce que la France n’a connu « qu’un » confinement total national de quelques semaines, du 17 mars 2020 au 11 mai 2020.


Cette manifestation semble commencer à porter ses fruits sur le sol canadien, alors que les provinces d’Alberta et Saskatchewan commencent à assouplir les restrictions face au COVID-19. Espérer un tel dénouement en France pourrait traduire une forme de naïveté. L’exportation de ce mouvement hors du Canada permettrait peut-être, et surtout au France, une radicalisation et généralisation de la frustration quant à une pandémie dont il est parfois difficile de voir émerger une résolution durable. En ce que la France paraît étrangère aux manifestations pacifiques, ce mouvement - déjà en marche vers Paris, pourrait permettre des déversements de haine entre « anti-vax» (complotistes selon les extrêmes) et forces de l’ordre, voire même des habituels « casseurs ». Le cas échéant, cela reviendrait à desservir la cause originelle du mouvement. Écrit le 9 février 2022.








0 commentaire

Comments


bottom of page